Article paru dans Le Monde
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/10/28/recherche-et-crise-par-philippe-askenazy_1111998_3232.htmlIl est un secteur qui pourrait se réjouir de la crise financière actuelle : la recherche française... au moins dans le secteur public. En France, deux voies principales de recrutement coexistent pour un premier poste de chercheur public.
Soit un emploi de maître de conférences dans une université ; cet enseignant-chercheur est accaparé par une charge de cours minimale de 128 heures par an. Cela peut paraître faible. Mais la préparation de l'enseignement et des supports associés, l'accompagnement des étudiants, les obligations administratives prennent en moyenne l'équivalent de 5 mois à temps plein par an ; ne reste qu'environ 6 mois de temps pour la recherche.
Soit un poste de chercheur temps plein dans un des grands organismes de recherche (CNRS, Inserm...), avec une décharge totale d'enseignement en contrepartie d'une progression de carrière ralentie.
Dans les deux cas, un nouveau recruté débute avec une rémunération mensuelle nette d'environ 2 000 euros. Ces salaires sont faibles par rapport aux standards des grandes universités étrangères. La norme dans les grandes nations scientifiques est en effet un premier poste payé autour de 3 000 euros par mois, pour un enseignement de 60 heures par an.
Cependant, la France a un avantage comparatif : elle offre des postes de fonctionnaires, et donc une grande stabilité à ses chercheurs. Contrairement à une vision défaitiste, le niveau scientifique des recrutés en France est ainsi comparable à celui de nos voisins ; la France est le seul pays européen avec la Grande-Bretagne à avoir plusieurs établissements parmi les 50 meilleures universités mondiales selon les classements de Shanghaï ou du Times ; un quart des entrants au CNRS sont des étrangers.
Si les métiers de la science souffrent d'un manque d'attractivité dans plusieurs disciplines, le problème était primordialement ailleurs et mondial : les 2 000 ou 3 000 euros sont ridicules face aux rémunérations offertes par le "consulting" et la finance, avides de jeunes gens brillants issus de nombreux champs du savoir.
Un excellent mathématicien, physicien ou économiste pouvait gagner en un an dans ces emplois un siècle de salaire de chercheur. L'urgence politique était donc, il y a encore quelques semaines, de revaloriser les rémunérations des jeunes chercheurs - si la France, comme les autres pays, souhaitait préserver sa capacité d'innovation.
La crise financière change désormais la donne, au moins pour quelques années. D'une part, les sirènes du secteur privé perdent largement de leur charme, financièrement et moralement. Les postes de fonctionnaires français retrouvent par ricochet un attrait certain. D'autre part, les grandes universités étrangères vont devoir réviser à la baisse leurs prétentions de recrutement, sauf si leurs Etats les soutiennent. Une part significative de leur budget dépend en effet des revenus du placement d'imposants capitaux offerts par de généreux particuliers ; l'effondrement boursier va les entamer.
La recherche académique et l'enseignement supérieur français ont donc une opportunité remarquable pour faire leur marché efficacement. L'urgence politique devient alors d'augmenter aujourd'hui le volume d'emplois ouverts dans le monde de la recherche pour récupérer le plus possible de jeunes cerveaux. On préparerait ainsi l'innovation de demain. Ces postes seront d'autant plus nécessaires que l'Université a de fortes chances de connaître une poussée de ses effectifs : à chaque crise, les étudiants tentent de prolonger leurs études plutôt que de se jeter dans un marché du travail très difficile en France.
Les arbitrages pour les recrutements 2009 de chercheurs en France profitent-ils de cette conjoncture ? Un nouveau type de poste est créé : des chaires communes aux grands organismes et aux universités. Par exemple, le CNRS et une université vont recruter conjointement un maître de conférences qui disposera d'un traitement de faveur : il n'aura qu'une charge d'enseignement de 43 heures de cours (ou 64 heures de TD), recevra un salaire de 30 % supérieur à celui de ses collègues, un pécule pour sa recherche, le tout pendant 5 ou 10 ans. La méthode de recrutement n'est pas optimale : on veut recruter les meilleurs, mais on ciblera, par avance, une ou deux universités par discipline bénéficiaire, ainsi qu'une thématique particulière, ce qui limite drastiquement le nombre de compétiteurs. Valérie Pécresse a annoncé 130 postes de ce type.
Le problème est le financement de ces "superpostes". En gros, l'université donnerait un poste et l'organisme de recherche sacrifierait l'un de ses postes. Au lieu d'embaucher deux chercheurs, on n'en prendrait plus qu'un. Imaginez l'ambiance dans les laboratoires ! Les bénéficiaires des chaires seront mieux traités que des collègues à peine plus âgés et tout aussi performants, et ils "coûteraient" un poste de chercheur à leur champ scientifique.
Avec les restrictions budgétaires touchant ingénieurs et techniciens de recherche, l'effort de recrutement des grands organismes de recherche devrait, l'année prochaine, diminuer d'environ un sixième ; celui des universités d'un douzième. Le dispositif français de recherche serait donc fragilisé au moment même où il aurait eu les atouts en main.
Pourtant les sommes en jeu ne sont pas si importantes : de 20 millions à 30 millions d'euros devraient suffire pour maintenir l'emploi scientifique tout en créant les chaires. Espérons que les derniers arbitrages budgétaires seront favorables à la ministre de la recherche pour lui permettre de saisir les opportunités présentes. Une crise financière n'arrive pas si souvent.
Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS.